En Argentine, après la crise économique et sociale de 2001, les rues de Buenos Aires voient
affluer un nombre croissant de cartoneros.
Ces recycleurs de fortune sillonnent les rues de la capitale, obtenant de modestes rétributions grâce à la revente des déchets recyclables collectés, en tête desquels se classent le carton et les dérivés du papier. Ils sont encore plusieurs dizaines de milliers aujourd’hui à ployer sous le poids de leurs immenses chariots.
Mais comme toujours en temps de crise, le génie s’aiguise et les idées alternatives s’affirment comme porteuses d’espoir. Voilà pourquoi, un jour de janvier 2003, l’écrivain argentin Washington Cucurto et l’artiste plasticien Javier Barilaro fondent les éditions Eloisa Cartonera, qui prendront quelques années plus tard la forme d’une coopérative autogérée.
Incapables de faire face aux coûts de production classique, les deux amis ont la bonne idée de piocher leur matière première chez les cartoneros qui transitent chaque jour devant leur porte. Ceux-ci leur proposent leur meilleure sélection de carton, et la coopérative les paient quatre fois le prix du marché. Le carton est ensuite découpé, peint, plié et collé, jusqu’à se muer en une couverture. C’est simple et beau. Le livre en carton est né : Eloisa jette sans le savoir les bases d’un nouveau circuit d’édition indépendant, à taille humaine.
Offrir l’opportunité à de jeunes auteurs de sortir de l’anonymat et tendre la main à ceux qui en ont besoin. Mais aussi et surtout, promouvoir la littérature latino-américaine, trop souvent dépréciée face au mirage persistant de l’Europe. Les livres cartoneros diffusent une littérature locale, vivante, malpolie, populaire, exigeante.
Cette énergie insufflée par Eloisa ne tarde pas à séduire au-delà des frontières argentines. Utopistes, autogestionnaires et fous littéraires de tous pays se passent le mot et, en dix ans,la coopérative compte près d’une centaine de cousines de par le monde. A l’image des couvertures de leurs livres en carton, chacune arbore ses couleurs, son inspiration propre.
Mais toutes marchent dans le même sens en publiant des auteurs inconnus, en mettant au défi de jeunes plasticiens de France ou d’Europe, en offrant un champ d’expression aux sans voix, en favorisant le recyclage, l’action sociale, un accès alternatif à la culture.
Les cartoneras fonctionnent de manière autonome, en dehors d’un système économique classique. Le carton est recyclé comme support des couvertures qui sont ensuite illustrées à l’unité. Elles sont réalisées lors de sessions d’ateliers collectifs, au cours desquelles des bénévoles, cartoneros ou autres amateurs littéraires, viennent proposer leur service à la confection des livres.
Politiques, poétiques, érotiques, les textes circulent. Libérés du consensus littéraire, affranchis des règles de distribution, ils se traduisent, se partagent, se lisent à voix haute et s’inventent à plusieurs, du Mozambique jusqu’à Pékin.
Dans ce réseau informel, la France n’est pas en reste. Les parisiennes la Guêpe Cartonnière et Yvonne Cartonera sont pionnières, en 2010. Rejointes de près par Céphisa à Clermont- Ferrand, Julieta à Toulouse et La Marge, à Angers.